Télétravail - Quand le refus de retour au bureau devient une démission
- Laurie Croteau
- il y a 4 jours
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Le Tribunal administratif du travail (TAT) Karim c. Groupe Hamelin inc., 2025 QCTAT 2720 a récemment rendu une décision importante qui vient préciser les contours du télétravail au Québec en contexte postpandémique. Il conclut qu’une salariée ayant refusé de revenir travailler en présentiel, malgré les demandes claires et répétées de son employeur, a volontairement abandonné son emploi. L’affaire illustre les limites du télétravail lorsqu’aucune entente contractuelle formelle ne le rend obligatoire.
Contexte de la décision
L’employée visée occupait depuis plus de 20 ans un poste de cadre intermédiaire dans une entreprise spécialisée en fabrication d’articles ménagers. Avant la pandémie, elle effectuait son travail en présentiel à temps plein. À l’instar de plusieurs travailleurs, elle est passée au télétravail en mars 2020, au moment des mesures sanitaires.
Même si les autres employés sont graduellement revenus au bureau à compter de 2021, l’employée a continué à travailler à distance. Elle justifiait ce maintien du télétravail par des enjeux d’anxiété liés à la pandémie, mais aussi par une charge de travail accrue et des enjeux d’efficacité. L’employeur a toléré cette situation de manière temporaire, dans un esprit de collaboration.
Toutefois, à partir de juin 2021, l’employeur amorce une démarche structurée pour obtenir un retour progressif au bureau. Il demande formellement, à plusieurs reprises, que l’employée revienne travailler en présentiel, d’abord deux jours par semaine, puis trois. Les communications sont constantes et documentées. Malgré cela, la salariée refuse de s’y conformer, soutenant qu’il existait une entente tacite lui permettant de demeurer en télétravail à temps plein.
Un congédiement déguisé? Non, selon le Tribunal
La salariée dépose deux plaintes à la CNESST :
Une plainte pour congédiement sans cause juste et suffisante (art. 124 L.N.T.), en invoquant un congédiement déguisé;
Une plainte pour pratique interdite (art. 122 L.N.T.), soutenant avoir été sanctionnée pour avoir exercé ses droits.
Le Tribunal rejette les deux plaintes, après une analyse détaillée.
Télétravail : un privilège, non une condition essentielle
La salariée n’a pas réussi à démontrer qu’une entente formelle ou contractuelle permettait de considérer le télétravail comme faisant partie intégrante de ses conditions d’emploi. Le Tribunal reconnaît que l’employeur a toléré le travail à distance pendant une période prolongée, mais cette tolérance ne constitue pas une modification permanente du contrat de travail.
Dans ses communications, l’employée avance l’existence d’une entente verbale ou d’un « accord tacite ». Mais à l’audience, elle n’a pas été en mesure de préciser les termes de cette entente ni le moment où elle aurait été conclue. Elle s’est plutôt appuyée sur une logique d’usage : comme elle travaillait à distance depuis deux ans, cela constituait selon elle ses « nouvelles conditions de travail ».
Or, selon la jurisprudence en matière de congédiement déguisé (voir Farber et Potter), il ne suffit pas qu’un changement survienne dans les faits; il doit s’agir d’une modification substantielle et unilatérale d’une condition essentielle du contrat. En l’espèce, le retour en présentiel visait simplement à rétablir les conditions d’emploi initiales, qui exigeaient une prestation de travail sur place.
Le Tribunal a aussi souligné que l’employeur avait fait preuve de souplesse en proposant un retour progressif, et que toutes les autres personnes occupant un poste comparable étaient revenues au bureau.
Une démission implicite
Le Tribunal conclut que l’employée a abandonné son poste en toute connaissance de cause. L’employeur lui avait clairement indiqué, par écrit, que son refus de se conformer entraînerait la fin de son emploi. Une série de courriels entre le 7 et le 30 mars 2022 montre que les attentes de l’employeur étaient connues et réitérées à plusieurs reprises.
La salariée n’a pas donné suite aux ultimatums ni proposé d’alternative formelle. Elle a cessé de se présenter au bureau, a laissé son ordinateur professionnel sur place, et n’a pas repris contact avant que l’employeur ne constate l’abandon d’emploi.
Il s’agit ici d’une démission implicite, c’est-à-dire d’une situation où l’attitude de la salariée équivaut à une décision claire de ne plus honorer ses obligations contractuelles. Le Tribunal écarte l’argument voulant que ce soit l’employeur qui ait mis fin à l’emploi de façon unilatérale. Aucune preuve ne démontre un congédiement, explicite ou déguisé.
La plainte pour pratique interdite : également rejetée
La seconde plainte portait sur une prétendue sanction en raison de l’exercice de droits reconnus par la Loi, notamment une réclamation de vacances et des discussions liées au télétravail. Or, le Tribunal rappelle qu’il faut d’abord démontrer qu’une mesure disciplinaire ou un congédiement est réellement survenu, ce qui n’est pas le cas ici.
En l’absence de sanction, la présomption légale en faveur de la salariée ne peut s’appliquer. Le TAT conclut donc que l’article 122 L.N.T. ne trouve pas application en l’espèce.
Enseignements clés pour les employeurs
Cette décision fournit plusieurs enseignements précieux pour les employeurs, particulièrement en lien avec le télétravail post-pandémie :
1. Le télétravail n’est pas un droit acquis
Sauf stipulation explicite dans un contrat de travail, une convention collective ou une politique interne claire, le télétravail demeure une modalité offerte à la discrétion de l’employeur. Sa mise en place pendant la pandémie n’a pas pour effet automatique de modifier les conditions d’emploi de façon permanente.
2. La tolérance prolongée ne crée pas d'obligation
Même si un employeur tolère le télétravail pendant une longue période, cela ne signifie pas qu’il y a eu modification implicite du contrat. Il est toutefois conseillé de documenter toute entente ou exception, et d’indiquer clairement que celle-ci est temporaire.
3. Documenter les échanges et les attentes
Le fait que l’employeur ait envoyé des communications écrites répétées, incluant des lettres, des courriels et des rencontres en personne, a été un élément déterminant. Cela a permis au Tribunal de conclure que l’abandon d’emploi s’est produit après des avertissements clairs.
4. Offrir une flexibilité raisonnable ne nuit pas à vos droits
L’employeur dans cette affaire a proposé des solutions intermédiaires (ex. : trois jours au bureau), démontrant sa volonté de trouver un compromis. Le fait qu’il ait agi de bonne foi a pesé dans la balance.
5. Préparer des politiques claires sur le télétravail
Il est prudent pour les employeurs de se doter de politiques écrites encadrant le télétravail : critères d’éligibilité, durée, modalités de révision, possibilité de retour obligatoire en présence, etc. Cela diminue les risques de litige en cas de désaccord.
Conclusion
La décision Karim c. Groupe Hamelin inc. marque une étape importante dans la clarification des rapports employeurs-employés à l’ère post-pandémique. Elle rappelle que le pouvoir de direction de l’employeur demeure intact lorsqu’il s’agit de déterminer le lieu de prestation du travail, à moins d’une entente contraire.
Les gestionnaires et employeurs ont donc intérêt à baliser clairement les modalités du télétravail, à documenter les échanges, et à réagir de manière proactive lorsqu’un salarié refuse de respecter ses obligations contractuelles. En cas de doute, il est recommandé de consulter un professionnel en relations industrielles ou un avocat spécialisé en droit du travail.
