Harcèlement psychologique en entreprise dans un contexte conjugal & Abus de pouvoir.
- Laurie Croteau

- il y a 2 jours
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Contexte de l’affaire
Le Tribunal administratif du travail (TAT) a accueilli, dans une décision très étoffée (Bélanger c. Proservin inc., 2025 QCTAT 3427), la plainte pour harcèlement psychologique déposée par une cadre supérieure (ex-conjointe du Président) contre son employeur (le Président), une entreprise œuvrant dans la conception d’immeubles industriels et commerciaux.
La plaignante y occupait depuis plus de 20 ans un poste de vice-présidence au développement des affaires. Elle était également l’ex-conjointe du président de l’entreprise, avec qui elle avait partagé sa vie pendant près de deux décennies. La fille de ce dernier, responsable des ressources humaines, complétait ce triangle organisationnel aux dynamiques personnelles complexes.
L'affaire soulève des enjeux cruciaux de gestion du personnel, de conflits d’intérêts familiaux, et surtout, de prévention et de traitement du harcèlement psychologique en entreprise.
Les faits en bref
Après la rupture entre la plaignante et le président (en 2019), le climat de travail s’est détérioré de manière significative :
Comportements humiliants et brusques du président (arrachage d’objet, propos dénigrants, ton autoritaire).
Affichage public d’un poste équivalent au sien, sans qu’elle en soit informée, ce qui a été jugé humiliant.
Imposition du télétravail sans justification, suivie du retrait de ses accès informatiques.
Congédiement abrupt, peu après le dépôt d’un recours civil contre le président.
Le tout, dans un contexte d’absence de politique interne contre le harcèlement et d’un réseau RH peu indépendant (la responsable RH étant la fille du président).
Le Tribunal a conclu que les gestes reprochés, pris ensemble, constituaient une conduite vexatoire répétée, hostile et non désirée, ayant porté atteinte à la dignité et à l’intégrité psychologique de la plaignante, et ayant entraîné un milieu de travail néfaste, tel que défini à l’article 81.18 de la Loi sur les normes du travail (LNT).
Les enseignements clés de cette décision
1. Le harcèlement peut émaner de la haute direction
Il n’est pas rare que des employés hésitent à dénoncer une conduite fautive lorsqu’elle provient de la haute direction ou d’un actionnaire majoritaire. Le Tribunal rappelle qu’aucun poste ne confère un droit au harcèlement. L’abus d’autorité — même exercé avec retenue apparente — peut constituer du harcèlement lorsqu’il est répété, dénigrant et sans justification raisonnable.
2. L’absence de politique contre le harcèlement est une faute en soi
L’article 81.19 de la LNT impose aux employeurs de prévenir et de faire cesser le harcèlement psychologique. Dans cette affaire, non seulement il n’existait aucune politique ou mécanisme de plainte, mais la responsable RH étant un membre de la famille du président, le Tribunal a jugé illusoire de croire à un processus interne efficace et impartial. Cela renforce la nécessité de structures indépendantes pour le traitement de telles situations.
3. Le contexte personnel ne justifie pas un traitement inéquitable
Le Tribunal a fermement rejeté la thèse voulant que la plaignante n’était pas une victime « raisonnable » du fait de son statut d’ex-conjointe. Il a rappelé que ce qui importe, c’est l’analyse objective des gestes posés en milieu de travail, et non l'interprétation subjective de la relation personnelle. Une rupture conjugale ne justifie ni l’exclusion, ni les humiliations en milieu professionnel.
4. Une accumulation d’événements peut suffire à établir le harcèlement
Même si plusieurs gestes ou propos peuvent sembler bénins pris isolément, leur effet cumulatif peut être destructeur. Ici, c’est le caractère répétitif, dégradant et injustifié de l’ensemble des comportements qui a mené à la conclusion de harcèlement psychologique.
5. L’exercice du droit de gestion a ses limites
Un employeur peut bien sûr faire des reproches, demander des comptes, ou même mettre fin à un emploi… mais cela doit se faire dans le respect des normes, avec des suivis documentés, des avis préalables, et une gradation des sanctions. Dans ce cas, aucun des motifs invoqués pour le congédiement (performance, attitude, utilisation de la carte de crédit) n’avait été documenté ou traité adéquatement avant le renvoi. Le Tribunal y a vu un prétexte pour l’évincer.
Ce que les employeurs doivent retenir
Avoir une politique contre le harcèlement psychologique est plus qu’une bonne pratique : c’est une obligation légale.
Les politiques doivent être diffusées, accessibles et appliquées avec impartialité.
Dans les PME familiales, il est crucial de séparer les dynamiques personnelles des fonctions professionnelles, surtout lorsque des liens hiérarchiques sont en jeu.
Une relation conjugale passée entre collègues ne libère pas l’employeur de ses obligations en matière de respect et de dignité au travail.
Un congé disciplinaire ou un congédiement sans justification claire, documentée et préalable peut être interprété comme un acte de représailles ou une mesure abusive.
Ce que les travailleurs doivent savoir
Vous avez le droit d’évoluer dans un milieu de travail sain, même si votre supérieur est un ancien conjoint, un proche ou un actionnaire majoritaire.
Il n’est pas nécessaire de démontrer une intention malveillante pour prouver un cas de harcèlement psychologique.
Une plainte peut être accueillie même en l’absence d’un signalement préalable, surtout lorsque le harceleur détient une autorité sur vous.
La documentation des incidents, la présence de témoins, et la constance dans votre récit sont des éléments cruciaux en cas de plainte.
Conclusion
L’affaire Bélanger c. Proservin inc. constitue un rappel puissant que la loi protège tous les travailleurs, peu importe leur relation avec l’employeur. Elle met également en lumière les risques légaux et humains qu’entraîne une gestion émotionnelle et improvisée des relations professionnelles, surtout dans un contexte familial ou conjugal.
Elle souligne enfin l’importance, pour les employeurs comme pour les employés, de bien connaître leurs droits et responsabilités et de consulter des spécialistes, comme des conseillers en relations industrielles agréés (CRIA), en cas de doute.



