
Au Québec, les relations du travail sont encadrées notamment par la Loi sur les normes du travail (L.N.T.) et par la jurisprudence développée depuis plusieurs décennies. L’une des protections centrales de la L.N.T. concerne le recours en contestation d’un congédiement sans cause juste et suffisante (article 124 L.N.T.).
Dans la décision Guérard c. SamaN inc. (2024 QCTAT 3718), le Tribunal administratif du travail (TAT) s’est penché sur une situation où la suppression du télétravail, combinée à d’autres modifications unilatérales aux conditions d’emploi, a été considérée comme un congédiement déguisé. Or, malgré ce constat, la plainte a été rejetée parce que l’employée n’avait pas agi dans les délais légaux requis. Cette affaire offre d’importantes leçons pour les salariés comme pour les employeurs.
Contexte et faits saillants
Dans cette cause, la plaignante travaillait depuis près de 20 ans pour l’employeur SamaN inc. Depuis l’arrivée d’un nouveau propriétaire, en avril 2022, elle occupait un poste de coordonnatrice de la production qu’elle effectuait essentiellement en télétravail. Cette entente répondait à un besoin clairement négocié entre les parties, réduisant de façon significative ses déplacements et respectant son désir d’exercer ses tâches à distance.
Vers la fin de 2022, un conflit éclate entre l’employeur (nouveau propriétaire) et d’anciens actionnaires, dont le conjoint de la plaignante. Craignant pour la confidentialité de certaines informations, le propriétaire coupe l’accès à distance de l’employée, la privant de la possibilité de travailler en mode virtuel. Il lui propose alors deux choix : accepter de venir travailler sur place à l’usine ou reprendre un ancien poste de « représentante sur la route ».
Ces deux options éliminaient donc la formule télétravail, jusque-là au cœur de son entente d’emploi. Se sentant prise au dépourvu, la plaignante a fait valoir que la disparition de son droit au télétravail représentait une modification substantielle de son contrat. Invoquant l’article 124 de la L.N.T., elle a déposé une plainte pour congédiement déguisé.
Le Tribunal lui a donné raison sur le fond, qualifiant cette modification unilatérale de « congédiement déguisé », puisqu’on retirait une condition essentielle à laquelle l’employée n’avait jamais consenti d’y renoncer.
Le verdict : congédiement déguisé, mais plainte irrecevable
Le TAT a jugé que la suppression d’une condition aussi déterminante que le télétravail, surtout après une longue période d’exercice à distance, constituait bel et bien une modification unilatérale et substantielle. Selon la jurisprudence (dont Farber c. Cie Trust Royal), un employeur ne peut modifier de façon importante le contrat de travail sans l’accord du salarié, au risque de commettre un congédiement déguisé.
Toutefois, malgré cette conclusion favorable sur le fond, la plainte n’a pas pu être accueillie en raison du non-respect du délai de 45 jours prévu par la L.N.T. La salariée a tenté d’expliquer ce retard en affirmant qu’elle avait reçu des informations erronées d’un préposé de la CNESST au sujet de l’impact du maintien de son salaire. Le Tribunal n’a toutefois pas jugé que cette erreur, si erreur il y a eu, l’avait vraiment empêchée d’agir à temps. Puisque la plaignante avait déjà réalisé, quelques semaines auparavant, que ses conditions d’emploi étaient irrémédiablement changées, elle aurait dû déposer sa plainte avant l’échéance légale.
Enjeux pratiques et enseignements
Négocier ou documenter tout changement
Pour l’employeur, il est crucial de prendre acte qu’un changement aussi significatif que l’abolition du télétravail doit généralement faire l’objet d’une négociation ou d’une entente formelle. Le Tribunal a clairement réitéré que le télétravail peut devenir une condition centrale dans la relation d’emploi, surtout lorsqu’elle est explicitement convenue.
Respect scrupuleux des délais
Pour l’employé, cette affaire rappelle l’importance de déposer toute plainte relative au congédiement (déguisé ou formel) dans les 45 jours prévus par la loi. Même en présence d’informations contradictoires ou incomplètes, le salarié doit demeurer diligent et proactif.
Lien causal et renseignements erronés
Le Tribunal a rappelé que la mauvaise information fournie par un représentant d’un organisme public ne garantit pas l’acceptation d’une plainte tardive. Il faut prouver que l’erreur a réellement causé le retard. Sinon, le dépassement de délai demeure fatal pour la recevabilité du recours.
Conclusion
« Guérard c. SamaN inc. » illustre clairement les risques associés à la modification unilatérale d’une entente de télétravail. Quand cette option est au cœur du contrat, la supprimer ou en limiter l’accès peut mener à une conclusion de congédiement déguisé, ouvrant la porte à des réclamations de la part du salarié.
Toutefois, cette décision met également en lumière la rigueur procédurale exigée par les lois québécoises : même si un congédiement déguisé est reconnu sur le fond, le non-respect du délai de 45 jours place le salarié en situation de recours irrecevable.
Pour les employeurs, l’essentiel est de faire preuve de transparence, de documenter tout changement et de respecter le caractère essentiel de certaines conditions d’emploi. Pour les salariés, la leçon à retenir est qu’il faut agir rapidement et consulter sans tarder un expert (CRIA, avocat spécialisé en droit du travail, etc.) dès que se présente une situation qui soulève la possibilité d’un congédiement injustifié ou déguisé.